A cheveux tirés

C'est le matin, je me lève.  Je regarde mon mari et je lui fais comprendre qu'aujourd'hui arrive le changement.  Il me regarde drôlement, il les touche longuement.  Il sait qu'il les voit pour la dernière choix, disons ainsi.  Ce symbole féminin associé à l'attirance sexuelle n'aura plus la même forme ni la même signification.  Il craint que je mette mon "sex apeal" de côté.  Pourtant, je lui explique depuis des jours que je veux revenir au naturel, d'être vrai, d'être moi.
C'est décidé, je me coupe les cheveux.  Ne soyez pas déçus.  This is a big deal.  Je coupe ma longue chevelure.  Je vais éliminer la fierté familiale, la source de ma beauté comme dirait ma mère.  Et je ne suis même pas nerveuse.  Excitée, oui, nerveuse, non.
J'ai toujours eu une relation amour-haine avec mes cheveux.  Ma crinière n'est pas comme les autres.  Je ne me compare pas seulement avec les "purs laines" du Québec mais aussi avec les autres haïtiennes de cette province.  J'ai le cheveu bouclé naturellement.  À vrai dire, j'ai 3 sortes de bouclettes sur ma tête : petites boucles de bébé, boucles normales et "Passe-Montagne a greffé ses cheveux sur ma tête".  Je n'ai jamais eu les cheveux crépus comme ma sœur.  Me peigner était facile pour ma mère et ils poussaient plus rapidement.  Ce qui serait acceptable si j'étais mulâtre mais ce n'est pas le cas.  100% pur black!
Le regard des autres est différent et même troublant la journée où je mets la "permanente" (crème défrisante) pour la première fois.  Mes cheveux sont longs, souples, voguent dans le vent.  Tout le monde veut toucher à ce miracle capillaire.  Quand il y a une fête haïtienne, on te présente toujours comme la fille d'Untel et d'Unetel.  Automatiquement, ces étrangers ont leur mains dans tes cheveux.  Ils regardent ma mère et posent pleins de questions sur le comment et le pourquoi de mes cheveux longs.  Et ils osent dire que je peux me faire passer pour une mulâtre si je le veux (en plus, j'ai le visage pâle).  Ce compliment rend heureux mes parents (surtout ma mère qui a passée des heures sur le cas de mes cheveux).   Je n'ai pas eu de nom propre pendant des années, j'étais celle avec les longs cheveux qu'on pouvait toucher librement sans contrainte.   Ça, c'est la réaction des adultes.  Celle des filles de mon âge...   Disons qu'on m'a demandé où j'achète mes cheveux, on m'a tiré ma crinière, on a refusé mon amitié car je fais trop "blanche",...   La plus grande conséquence est ma relation avec ma sœur.  Toute cette attention capillaire et cutanée (car je suis plus pâle qu'elle) nous a éloigné l'une de l'autre.  Elle était à l'aise de le groupe qui ne me trouvait pas "black enough" car elle se sentait comprise avec elles.
Et mes cheveux continuent à pousser.  "Il faut prendre soin de tes cheveux, sinon ils vont casser."  Phrase préférée de ma mère.  Oui, c'est de l'entretien.  Heureusement pour moi, je mets de la permanente à tous les 6 mois au lieu à tous les 3 ou 4 mois.  Évidemment, c'est la maternelle qui me mets cette crème capillaire car les coiffeurs(es) ne méritent pas ma confiance.  Ça coûte une fortune, une fortune.  En plus, ils trouvent toujours un moyen de se faire une piastre de plus avec toi.  Tes cheveux sont longs, 10$-25$ de plus.  Plus de permanente, 10$ (j'ai déjà payé un supplément au supplément car une partie de la crème s'est retrouvée par terre), un traitement, 10-15$.   Le prix du départ était de 35$ au téléphone, maintenant, c'est 80$ et plus.  On m'a déjà brûlé avec cette crème à plusieurs reprise (le front surtout) car mes cheveux sont fins.  Un coiffeur m'a même engueulé car j'en ai trop, trop long, trop fin sur la tête.  Il n'a pas eu son pourboire.
Donc, c'est ma mère qui a cette tâche de me mettre la permanente sur la tête.  J'achète seulement la marque pour enfants car j'ai le cheveu fin.  Ma mère a déjà essayée les marques pour adultes une fois, une seule fois car la moitié de mes cheveux se sont retrouvés dans le bain.  Sans blague!
Je vous entends dire : "Permanente pour enfants, on met ce produit nocif et dangereux dans les cheveux d'enfants".  Yep!!!  Et c'est toute une industrie.  Mais il faut comprendre la situation actuelle.  Je fais partie de la génération de parents immigrants.  À l'école primaire, il y a peu de filles noires.  La fameuse question sur le pourquoi de mes tresses a été posée à plusieurs reprises.  Pour les blancs, tout ça était nouveau ainsi que pour les parents noirs.  Ces derniers étaient dans un milieu où toutes les petites filles avaient des tresses avec des beaux rubans et des barrettes.  C'était la norme.  Pas au Québec.  Ma génération met cette crème dans les cheveux de leurs petites filles ainsi toute le monde a les cheveux raides.  C'est dommage.  À mes yeux, c'est un signe de paresse (moins de temps le matin pour brosser les cheveux lisses) et de perte d'identité.  On a fini par croire que le fait d'avoir les cheveux crépus est mal.  On croit que c'est laid.  On oublie ainsi une partie de notre culture, nos origines, notre beauté capillaire, notre originalité.  Nous sommes un peuple ayant des bouclettes sur la tête dans un monde de cheveux lisses.  Pourquoi ce ne serait pas un plus?

Donc, aujourd'hui, je me coupe les cheveux.  Il y a 6 mois, j'ai arrêté de mettre cette crème capillaire.  Le plan original était d'arrêter de mettre la permanente, faire un bébé (car les médecins déconseillent de mettre ce produit pendant la grossesse.  Oui le produit est puissant) et de me couper les cheveux par la suite.  Je m'explique.  J'ai toujours trouvé que les femmes sont belles enceintes avec les cheveux longs et je voulais démontrer à mon futur bébé qu'on peut vivre avec des bouclettes sans complexe.  C'était le but de départ mais malheureusement mon fils est mort avant terme.  Je trouve que mes cheveux longs n'ont plus leurs raisons de vivre.

Je suis sur la chaise de la coiffeuse.  Mon amie Yvette est avec moi pour me soutenir.  Je demande à la coiffeuse de faire 2 tresses (une pour ma mère car elle est convaincue que j'ai ses cheveux sur ma tête et une pour mon mari).  Ça y est, elle coupe la première tresse.  Rien.  Pas de larmes, pas de "quelle horreur, arrête tout".  Rien.  Elle coupe la 2e.  Encore rien.  Je ne sens pas encore la légèreté au niveau de la tête.  La coiffeuse continue à couper.  Je remarque qu'il y a une foule autour de moi.  La foule semble être troublée par mon geste.  Elle a fini.  J'ai la coupe de Rhianna.  Pas si mal.  J'aime bien.  C'est fait!  Je promets à la coiffeuse de ne pas donner son nom à ma mère.   Une fois dehors, je sens le vent dans mon cou pour la première fois depuis des siècles.  Je viens de tourner une nouvelle page.  

Bon...   Vous voulez les réactions de tout le monde.  De ma mère seulement?  Elle n'est pas seule sur terre.
Mon mari, qui est un visage pâle, trouve que je ressemble à une "punkette".  Oui, c'est un point positif.

Mon père apprécie sans rien plus, il trouve que je ressemble à ma mère plus jeune.
Ma sœur a les cheveux les plus longs de la famille.  Elle dit qu'elle aime ça mais c'est dur de discerner vraiment ce qu'elle pense.
Ma mère?  C'est 3 sujets de blogue minimum.  Elle me demande le nom de la coiffeuse!  Soyez sans crainte, elle ne le sait toujours pas.  Elle fait une crise comme seule une mère et femme haïtienne peut le faire.  J'essaye de lui faire comprendre les raisons de ma décision. Non, la vérité est que je répète toutes les raisons de ma décision car je l'avais préparé depuis des mois.  Quelques heures plus tard, on se retrouve tous dans une fête et ma mère s'est calmée quand les autres invités lui disent qu'ils adorent ma nouvelle coupe de cheveux (c'est typiquement haïtien que les parents vont croire les autres avant de croire ses propres enfants même si tout le monde dit la même chose).  Pourtant, quelques semaines plus tard, je me dispute violemment avec elle.  Une conjointe d'un de mes oncles dit que ma coupe est laide et que mes cheveux pousseront jamais.  Selon elle, je venais de perdre toute mon identité et ma beauté.  Ma très chère mère a trouvé le partenaire idéal pour faire passer son message.  Je suis bleue de rage.  Je lui dis : "Ça change quoi dans ta vie?  Rien.  Et voilà."  Un autre oncle répond : "Harmelle sera toujours belle peu importe sa coupe de cheveux."  Je remercie grandement mon oncle et je ne dis plus rien.  Maman me rappelle au téléphone et la dispute reprend de plus belle.  J'ai beau dire que la conjointe était déplacée dans ses propos, maman prend pour elle.  Au fond, elle n'écoute pas, elle ne fait que parler.  Tout y passe.  Je dépose le téléphone car elle risque de parler pendant longtemps et je fais autre chose.  Je crois qu'il y a une pause.  "Tu m'écoutes?"  Je réponds : "Oooooouuuuiiii!"  Je lui rappelle pourquoi je me suis coupée les cheveux plus tôt que prévu.  Pour cette raison seulement, elle aurait dû remettre la conjointe à sa place, pas mon oncle.  (L'argument que la beauté ne s'arrête pas aux cheveux n'a aucune valeur dans la culture haïtienne.  Ou seulement chez ma mère?).

Dernièrement, maman commence la discussion à propos de cheveux (car je les laisse seulement frisés maintenant).  Je lui rappelle que suite à la perte du bébé, les cheveux ont été coupés et que je ne voulais plus en parler.  Elle me répond avec un sourire :  "Je peux encore critiquer tes dents?
-Oui maman, tu peux critiquer mes dents. 
-Parce que là, je connais quelqu'un qui...

Commentaires

  1. Tout un texte et très belle photo !...
    d'une cousine de ton conjoint.
    Isabelle Gervais

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  2. Je suis moi-même au naturel depuis quelques mois et je fais face à la même perplexité de mon entourage. Comme je suis quelqu'un qui s'affirme assez fièrement, les gens n'osent pas vraiment me faire part de leurs pensées profondes, mais je vois les interrogations dans leurs yeux. Je trouve cela très drôle. Merci de partager tes anecdotes de vie avec nous. C'est très diversifiant!
    Barbara Augustin

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